/Questionner les outils et concepts
Ce qui ne se mesure pas semble ne plus exister. Sacralisé par le M de SMART, le mesurable est devenu une condition nécessaire à l’action : si vous ne pouvez pas le mesurer, vous ne pourrez pas le réussir.
Nous seulement c’est faux, mais en plus c’est pervers parce que ce qui est le plus important ne se mesure souvent pas…
Le beau ne se mesure pas, pourtant il existe
Pouvez-vous quantifier la beauté du Mont St Michel, du Grand Canyon, ou du tableau Guernica de Picasso ? D’ailleurs, lequel des 3 est le plus beau ?
Et si on quantifait le beau en s'appuyant sur le nombre de visiteurs ? Non. Le paysage sauvage du cœur de la Mongolie est peu visité, et pourtant il est beau.
En management idem. Comment mesurer l’audace, l’amabilité avec un client, la générosité ? Bien sûr nous pouvons collecter des preuves, faire des enquêtes. Tout cela nous donne des indications parfois précieuses, mais en réalité ce ne sont pas des mesures… Tout au plus des indices. Les comportements sont globalement difficiles à mesurer.
L’hyper rationalisme a gagné la bataille
Depuis quelques décennies, les entreprises font de la rationalisation le cœur de leur pilotage, et d’ailleurs pas que les entreprises. La politique n'est plus guidée que par les chiffres : sondages, PIB, déficit, taux de chômage.
Du coup, les managers pilotent ce qui se mesurent, et uniquement cela.
Les fanatiques des outils lean (et pas de la philosophie) bâtonnent, chronomètrent, mesurent à tout va. Les cabinets anglo-saxons, qui ont la faveur des actionnaires, chiffrent tout et ça rassure : on chiffre même les relations entre les gens, le taux d'engagement des salariés, les ratios de RH par employés, etc. Et ça ne choque personne, ça apaise de savoir que l'on peut mettre un chiffre (même inepte) sur une réalité non-mesurable car "si c'est chiffré, on pourra donc le voir augmenter/baisser".
Du coup, les managers pilotent ce qui se mesurent, et uniquement cela. Je travaillais récemment avec un responsable de production dans l’industrie qui, voulant impliquer ses opérateurs sur la performance, était arrivé à la conclusion que le rendement de la machine était le seul indicateur à suivre puisque le seul mesurable au niveau de l’opérateur. Conséquence : les opérateurs auraient dû se mobiliser pour faire évoluer un indicateur sur lequel la seule variable qu’ils maîtrisent est la vitesse de travail… pas très motivant, mais aussi très partiel.
Parce que l’opérateur peut aussi jouer sur l’attention au détail, la qualité de ses relations avec le service Qualité ou Logistique, la fluidité de ses échanges avec son chef, ses collègues des autres équipes, des autres machines. Il peut s’intéresser à la résolution des problèmes, s’impliquer dans l’amélioration de son usine, etc. Que des choses très concrètes, mais très difficiles à mesurer.
Pourtant, il est possible de piloter le non mesurable
L’avantage du non mesurable, c’est qu’il est souvent infini (comme l’audace) et/ou que chaque progrès apporte un bénéfice même si l’optimum n’est jamais atteint (comme l’amélioration des relations dans une interface).
Au lieu de mettre un chiffre pour mesurer ce qui ne peut pas l'être, on peut chercher à montrer le chemin parcouru et valoriser chaque contribution. Le pilotage sera ainsi plus crédible et plus enthousiasmant.
Petit à petit, les résultats arrivent et s'ils ne peuvent pas les mesurer précisément, ils les contemplent comme un beau paysage.
Si vous voulez que vos équipes améliorent le service client, vous pourriez mesurer la satisfaction de 10 façons différentes et en analyser tous les aspects, pour finir par dire inévitablement que vous devez faire mieux. Vous pouvez aussi passer du temps avec vos équipes pour qu’ils rendent les clients heureux à chaque contact, et ainsi donner du sens et valoriser chaque bonne pratique. Ça sonne mieux, non ?
Nous admirons ceux qui managent l’audace en mettant toute leur énergie pour créer les conditions de l’initiative et de la prise de risque. Petit à petit, les résultats arrivent et s'ils ne peuvent pas les mesurer précisément, ils les contemplent comme un beau paysage.
Le bonheur au travail dans votre équipe est de cet ordre : il est impossible de le quantifier (même en comptant les sourires) mais si les gens sont plus souriant, il est peu probable que cela vous échappe.
Acceptons le subjectif
Chaque année, des magazines publient le classement des villes où il fait bon vivre… En mesurant la qualité des hôpitaux, le nombre de parcs, le taux de chômage, etc. Et pourquoi pas les décibels dans les bistrots ? Quand vous bravez ces préconisations et que vous allez dans les villes de bas de classement, les gens ne sont pas moins bon-vivants qu'ailleurs, en revanche ils sont révoltés contre une vision mathématique qui ne reflète pas leur réalité.
De même les adversaires du PIB tentent d’imposer le BNB, Bonheur National Brut. Mais ça n’a pas plus de sens. La notion est belle mais la mesure est très critiquable.
A moins d’utiliser un outil de mesure aussi subjectif que ce qui est mesuré… Comme on le fait avec l’échelle de la douleur, magnifique de simplicité et de pragmatisme. Au lieu de créer une échelle objective (se couper au doigt provoque X points de douleur, se casser la jambe Y points), on a pris une échelle de 1 à 10, totalement subjective et sur laquelle le patient s'auto-évalue. Ça fonctionne très bien parce que c'est facile à comprendre et que la mesure est en phase avec le problème… Subjectives toutes les 2.
N'oubliez donc pas que dans SMART il y a Simple, et que la mesure est souvent une façon de se compliquer la vie inutilement !