L’adage populaire dit que l’on est tous "le con de quelqu’un". Je ne sais pas mais il me semble qu’on est tous le fou de quelqu’un. Récemment, une de nos consultantes trouvait rassurant que tous ses collègues soient d’une façon ou d’une autre, complètement dingues, et qu’elle se sentait, par conséquent, normale… Je suis d’accord avec elle, sauf sur un point : elle n’est pas moins folle que les autres.
Mais alors, serions-nous tous fous ?
n.b. : cet article ne repose sur aucune compétence médicale. Les termes, utilisés d’un point de vue d’observateur, ne sont employés que dans le sens commun et populaire.
La folie est partout
Entre nous, un leitmotiv gentil nous aide à appréhender les complexités des cas que nous rencontrons : « Tu ne t’attendais quand même pas à ce qu’ils soient rationnels ? »
Il est en effet fascinant de voir à quel point les individus sont peu rationnels et cohérents. Ou plutôt, à quel point le rationnel est comme la surface d’un lac gelé. En apparence plane, lisse, sans défaut, mais sur lequel on ne peut pas faire 3 pas sans tomber, et qui parfois cède sous notre poids avec des conséquences parfois héroïques (solidarités diverses), parfois fatales (burn-out).
Comment peut-on affirmer son attachement immense à un collectif (par les mots et les actes) et décider totalement égoïstement dans le même temps ? Comment peut-on vouloir faire grandir les équipes plus que tout et affirmer des positions tellement tranchées qu’elles ne laissent aucune place à une opinion différente ? Comment peut-on passer ses journées à développer la lucidité des autres et en avoir si peu sur soi ?
« Je me sens normale au milieu de tous ces fous ».
En fait, ces contradictions sont le fait de nos peurs et des scénarios que nous nous faisons pour trouver notre place dans un collectif, qu’il soit celui de la famille, des amis à l’école, de l’entreprise. En fait, on ne lutte pas pour le bien et la vérité mais pour exister selon des critères et des valeurs stables, qui nous permettent de justifier nos actes à nous-mêmes.
Les comportements des autres sont donc forcément fous, non pas parce que ces derniers sont malades, mais parce qu’ils obéissent à des injonctions profondes, différentes des nôtres et quasi impossibles à appréhender, parce que l’autre lui-même ne les connait pas vraiment. Celui qui se prend pour Napoléon y croit vraiment et pour lui, ce sont les autres qui sont à côté de la plaque.
Mais elle nous touche, ou pas
Mais vous allez me dire : « Je ne trouve pas tout le monde fou autour de moi ! » ou, comme notre consultante « Je me sens normale au milieu de tous ces fous ».
L’irrationalité de l’autre est ce qui nous attire et fonde nos amitiés et nos amours… Et cela explique que 20, 30, 40 ans de vie commune c’est difficile.
Oui heureusement. Mais en fait c’est l’effet de votre profonde subjectivité (la mienne aussi, en passant). Je me sens normal parce que je crée du rationnel autour de moi, cohérent de mon point de vue. Concernant les autres, je les vois fous ou « normaux » parce que leur irrationalité percute trop violemment ou au contraire se fond dans ma réalité. Si ton irrationalité peut me surprendre positivement ou m’agacer profondément, je te prendrai autant pour quelqu’un de génial qu’à côté de la plaque. En revanche, quand ton irrationalité m’échappe totalement, dans ce cas, tu es parfaitement normal à mes yeux.
Ainsi, nous admirons tous des personnes différentes, pour des raisons différentes. On les prend même pour des héros (et non des fous) quand ils valident, d’une façon ou d’une autre, nos aspirations.
L’irrationalité de l’autre est ce qui nous attire et fonde nos amitiés et nos amours… Et cela explique que 20, 30, 40 ans de vie commune c’est difficile. Parce que c’est la folie qu’on épouse, et que comme tout, elle évolue, tout comme nous, et à la longue peut devenir agaçante :-).
La gérer c’est d’abord l’admettre
Alors comment gérer ce micmac ? D’abord en l’admettant. Et en l’admettant d’autant plus que cet état de fait n’est pas un problème. C’est parce que les humains ne sont pas rationnels qu’ils inventent, repoussent les limites de la science, de la performance, d’eux-mêmes.
Admettre que la décision ne se prend pas au terme d’un calcul complexe, c’est donc accueillir le résultat avec plus de bienveillance. C’est aussi une chance et pour moi une garantie, que singer le cerveau humain avec l’informatique n’a de sens que pour des actions très isolées même si elle peuvent être très complexes : la prise de décision est, je pense, totalement unique à chaque occurence. Parce qu’elle résulte de l’irrationalité profonde des acteurs, résultant de chaque histoire, ancienne (parfois avant leur naissance) et récente (parfois quelques minutes avant).
C’est aussi pour cette raison que l’opinion est une chose aussi précieuse dans les entreprises et ailleurs. Parce que, résultant d’un processus unique, elle peut potentiellement débloquer les situations les plus fermées. Face à l’opinion de l’autre, qu’elle conforte ou aille à l’encontre de notre propre avis, elle devrait toujours nous pousser à interroger sur les avantages de l’opinion de l’autre.
Puis de passer de chercher à comprendre à chercher à aimer
Bien sûr, la lucidité ne suffit pas à composer avec la folie des autres. Ça serait si simple… En revanche, vous pouvez changer votre approche de l’autre : habituellement, on cherche à comprendre les raisonnements de l’autre pour mieux vivre avec… mais étant donné l'irrationnalité des humains, la recherche de la cause amène plus de blocages que d'avancées.
Pour mieux vivre ensemble, on cherchera non pas à comprendre les causes de la décision mais on cherchera à composer avec elle : comment laisser une place aux individus pour profiter de leurs idées, ou, quand c’est impossible, pour qu’ils aient le temps de se recaler à leur rythme ? C’est d’ailleurs une des forces fondamentales de la stratégie des alliés quand elle est bien faite : en laissant les opinions divergentes exister et s’exprimer, sans brusquer l’engagement, non seulement on ne dépense pas d’énergie à une quête inefficace (contre toutes les névroses) mais en plus, on laisse les individus construire des places dans les projets qui leur conviennent.
Plus profondément, c’est en fondant la relation aux autres sur la tentative de les aimer tous, en cherchant non pas les contradictions internes (qui sont toujours là) mais au contraire la valeur de chacun qu’on arrive à travailler avec plus de profils. Evidemment, on n'arrivera jamais à débloquer la relation dans tous les cas, et nos capacités d’acceptation ont leur limite, mais au final, dans la vie de l’entreprise, vous ferez une différence majeure si vous travaillez bien avec 70% des gens plutôt que 50% ou 30%. Les grands managers sont souples dans la relation.